Quand je ne vais pas bien, je vais marcher.

Quand je sens que je tourne en rond, quand je suis obsédée par mes pensées, je vais marcher.

Quand j’ai besoin de simplifier, je vais marcher.

Quand je vais bien, que je suis heureuse, je vais aussi marcher.

Quand je vais marcher, je n’ai pas de destination, c’est ça qui est bon.

Quand je vais marcher je pars en exploration, je ne sais pas ce qui peut arriver, je n’y vais pas dans une quête de résultat.

Pour moi marcher c’est sacré.

Sacré au sens où c’est un domaine que je chéris dans ma vie mais aussi car marcher me donne accès à un plus grand niveau de conscience, à une forme de transcendance.

Je ne l’ai pas toujours vécu ainsi. Pendant longtemps je voulais être arrivée avant d’être partie.

Pour nos 30 ans, nous avions décidé avec des amis de gravir le Kilimandjaro en Tanzanie.

C’est une époque où je ne me posais aucune question sur prendre l’avion ou sur l’impact d’afflux touristique occidental de masse sur des sites sauvages et justement sacrés.

Ce majestueux volcan dormant est un des plus hauts sommets de la planète. Il culmine à 5885m, mais c’est un sommet accessible au commun des mortels à condition d’être accompagné.e.s.

Nous étions aussi excités qu’impressionnés.

Nous savions que nous serions confrontés à nos limites physiques, au mal des montagnes en particulier.

Pour autant je ne doutais à aucun moment que j’arriverai au sommet. J’aimais l’aventure mais jeune chien fou que j’étais, la performance comptait.

Nous refusions de prendre des médicaments pour éviter les nausées donc ça n’a pas râté.

L’avant dernière étape avant le sommet nous faisait arriver à un refuge à 4900 mètres d’altitude. Il est connu qu’au-dessus de 4500/4700 l’humain moyen commence à ne pas se sentir bien.

Nous avions préalablement réalisé des paliers, c’est-à-dire redescendre en altitude puis remonter pour s’acclimater.

Cela n’a pas suffi. Arrivée au refuge je me suis effondrée, épuisée.

Il était 16 ou 17h, nous devions repartir à minuit pour l’ultime ascension.

J’ai réussi à dormir une heure ou deux dans ce dortoir plein de jeunes occidentaux en quête d’ascension et de sensations.

Vers 18h, il fallait se lever pour s’alimenter.

C’est la première fois de ma vie d’adulte qu’on me forçait à manger, qu’on me donnait la becquée.

Je n’avais plus de force, je voulais tout abandonner, j’en pleurais de ce mal des montagnes qui me mettait si mal dans ma peau.

Mon guide m’a conseillée de tenter de dormir, nous aviserions après.

J’ai réussi à dormir, mon corps s’est un peu adapté, suffisamment pour me lancer.

A minuit, nous décollions.

Lampe frontale vissée, bâtons de marche au poignet, Il faisait nuit noire, très froid, le froid d’un environnement hostile, pas un mot, nous étions tous muets, concentrés et soucieux de ce qui nous attendait.

Mon guide m’a alors prise derrière lui, m’a fermement demandé de marcher dans ses pas, de scrupuleusement suivre son rythme, de ne jamais le dépasser.

Il me montrait comment marcher, à quel rythme le faire, de ne penser qu’à une chose, mon prochain pas et surtout pas le résultat.

Je peux vous dire que ça ne rigolait pas, le film des randonneurs était loin derrière moi.

Je ne m’étais jamais mise dans les pas de quelqu’un en marchant, une partie de moi n’en revenait pas.

Une autre partie sentait que c’était quasi une question de survie.

J’apprenais à marcher autrement.

Je n’ai jamais marché aussi lentement. La vie se déroulait pas à pas.

De toutes façons je n’avais aucune énergie pour penser au-delà du prochain pas.

Tous les 10 mètres je devais m’arrêter, mon corps mettait toute son énergie à s’adapter. Le manque d’oxygène n’était plus une idée mais une réalité.

Je me sentais ivre mais sans les bons côtés !

Les groupes nous doublaient les uns après les autres, certains pourtant partis bien après, rien de surprenant, je crois que même un escargot l’aurait fait.

Quand les premiers rayons du soleil ont commencé à caresser nos visages, nous sommes finalement arrivés au 1er sommet : Gillman’s point 5700 m.

Nous avions atteint le bord du cratère du volcan. Nous nous sommes arrêtés, silencieusement.

J’avais perdu la notion du temps, j’avais même presque perdu la notion de là où j’étais.

A ce moment, j’ai eu l’impression de me réveiller.

Je me souviens encore très nettement. J’ai redressé mon torse, j’ai relevé la tête, posé mes bâtons, enlevé mon bonnet, notre guide nous dit : ‘look !’.

Et là, je suis émerveillée…Le monde devant nous à nos pieds.

En l’écrivant, je revis intensément le moment…j’ai des larmes aux yeux, des frissons qui remontent des jambes et se faufilent dans ma colonne vertébrale…

La vue de ce sommet…Nous surplombions un mer de nuages, le ciel et l’univers étaient à notre portée, j’avais l’impression de voler.

J’ai ressenti une telle intensité, une telle sensation de liberté, mes nausées, mes douleurs se sont instantanément envolées.

Je respirais de bonheur.

J’ai regardé mes amis les traits tirés mais éblouis.

Nous n’avions rien à dire, juste à regarder, goûter le monde et sa beauté.

Le silence me soufflait ma vérité.

Et puis, il a fallu décider. Décider de continuer pour rejoindre THE sommet, Uhuru Peak, ou s’arrêter.

Mes amis m’ont laissé la décision car j’étais la plus épuisée.

Je me souviens qu’en moi ça bataillait. Il y avait la partie de moi qui n’abandonne jamais qui tentait de prendre le dessus sur celle qui savait se contenter, s’écouter.

Mon cœur savait, j’ai penché pour l’évidence.

Mon chemin je l’avais déjà gagné, j’ai décidé que c’était assez.

La redescente était des plus surprenantes. J’avais la sensation qu’à chaque pas mon corps me remerciait, chaque pas était un immense soulagement, à chaque seconde, l’oxygène revenait alimenter mes cellules et me procurait une immense joie.

Je n’ai jamais été autant en contact continu de ce qui se passait physiquement en moi.

J’ai découvert l’écoute de mon corps. Par la douleur à la montée, par le soulagement à la descente.

Dans les 2 cas je vivais la même intensité, juste les 2 faces de la même réalité : je suis vivante !

Je le savais avec ma tête, maintenant je le ressentais.

A travers cette marche je me suis rencontrée.

J’ai quitté la Tanzanie avec un tout autre résultat que celui escompté.

Je n’ai pas atteint le sommet mais :

j’ai réussi à m’écouter,

j’ai réussi à me déposer dans les pas d’autrui,

j’ai accepté de cheminer pas à pas,

je me suis détachée du résultat pour vivre ce qui était,

j’ai décroché mentalement pour vivre dans l’instant,

j’ai ressenti toute la gratitude d’avoir un corps en bonne santé qui savait me porter,

j’ai ressenti dans ma chair le merveilleux de la vie en moi,

 j’ai goûté à la liberté dans ce souffle sur lequel je pouvais compter,

je ressenti la puissance de la contemplation,

j’ai ressenti mon inter connexion,

j’ai tissé des liens dans le silence plus fort que n’importe quelle conversation,

J’ai vécu simplement et j’étais comblée.

Toute cela j’aurais pu le lire dans un bouquin mais je n’aurais toujours rien compris si je ne l’avais pas ressenti.

J’ai marché, je me suis retrouvée.

Nathalie Richard

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